lundi 11 mars 2019

Pétronille



Quel âge avait –elle ?  

     Bien impossible à savoir, c’était une de ces 

silhouettes sans repère   qui traversent la vie, 

sans changer, sans blanchir, sans vieillir.  

  Ou bien, qui sont arrivées sur terre déjà comme ça.    

  On la surnommait Miss Monde  mais surtout 

Pétronille.   Ne me demandez pas  pourquoi,  un de 

ces mystères   qui s’attachèrent à elle, un de plus. 

   En toutes saisons,  jambes nues et pieds nus dans 

de solides chaussures,   Pétronille marchait. 

   Et l'on voyait ses mollets,  sur lesquels se 

dessinaient des années de crasse.  

 Dès le matin,  elle quittait sa tanière pour arpenter 

la ville.    Et comme celle-ci s’étendait  sur des 

kilomètres d’est en ouest,   on voyait Pétronille au 

gré des heures, au port,   puis au Moulleau, en Ville 

d’Hiver,  boulevard de la Plage…   Elle était la cible 

privilégiée des jeunes   qui la croisaient en arrivant,

 en sortant au lycée. Son ombre furtive ne laissait 

personne indifférent :

    Maigre et sèche, raide ,    et pourtant , 

un peu penchée vers l’avant, son visage cireux était 

encrassé,    ses cheveux huileux  d’un blond filasse

 que je ne vis jamais blanchir,    s’enroulaient en 

deux macarons tressés   et une raie irrégulière 

partageait son crâne d’avant en arrière. 

         Elle portait jupes amples et longues, parfois 

plissées, à carreaux souvent,   dans le style écossais.  

        Sa poitrine creuse et ses hanches inexistantes  

  anéantissaient toute image   de  féminité.   

      Pétronille marchait.      

Ses   jambes  rougies par le vent froid d’hiver la 

portaient partout,   et à personne elle ne parlait dans 

les rues.   

         Personne ne lui parlait non plus, ou si peu.    

 Elle avait un compagnon, d'une telle fidélité que 

lorsqu’il mourut,    il revint aussitôt sous le même 

poil que le précédent.    Caniche éternellement 

renouvelé au fil des années, il y en eut des blancs, 

des noirs… 



       Les années passant, elle se pencha davantage vers

 la laisse qui la traînait. Mais elle avançait toujours.  

     Des rumeurs étranges circulaient à son compte :  

  elle couchait nue, dans une couverture empucée 

avec son chien,    elle volait, elle jetait des sorts…    

 Elle vivait à côté de chez nous, une belle et vaste 

demeure,   entourée d’un jardin qui surplombait le 

nôtre.   Je découvris  l’histoire de Gabrielle. 

      Fille d’un riche aristocrate, elle avait hérité  et de 

la maison familiale    et de l' éducation raffinée  des 

jeunes filles de bonne famille ,    toute sa vie servie 

par des domestiques.   

       Très lettrée, parlant couramment l’anglais,  

elle correspondait avec nombre de relations   

britanniques.   Elle aimait les arts et connaissait la 

musique.   Son plaisir du jour,  c’était le tea time à la 

Pâtisserie Foulon,   le haut lieu chic d’Arcachon 

boulevard de  la Plage. 




    Elle s’y rendait vers 17 heures,  y conviait parfois 

des   relations anciennes,   des vieilles filles comme 

elles, ou des couples anglais installés au bord du 

bassin.   





   Ma mère devait aussi une fois l’an sacrifier   au rite 

de l’invitation de Gabrielle chez Foulon.

 L’âge venant, elle décida de mettre en viager sa belle 

demeure.    Une famille parisienne acquit donc la 

maison, et Gabrielle s’installa   dans l’appartement 

du second étage, terrasse, et lumière,   pour jouir des 

années qui lui restaient.  

           Et elle marchait.  

        Et passèrent les années.   Le viager fonctionnait 

    à merveille.   La propriétaire nouvelle vieillissait,   

  réglait le séjour de Gabrielle en été dans les Alpes, 

  comme convenu à la signature. A son retour, elle 

trouvait rituellement  l'appartement repeint de frais.  

      Et passèrent les années.     Le mari de la dame 

mourut, puis, elle –même.    


    Et Pétronille marchait toujours, un peu plus 

penchée vers l’avant,  le caniche la tirant davantage,  

un peu plus sale,   et elle - même, et le chien,  mais 

toujours de sa voix distinguée et flûtée , elle venait 

 présenter ses vœux  à nos parents ,  et nous les 

enfants, avions le devoir de lui rendre  son baiser 

annuel …      

 Les héritiers  de l’acheteuse première se lassèrent,  

 et renoncèrent à jamais à obtenir  la maison qu’ils 

vendirent,     avec le contrat liant les nouveaux 

acquéreurs à Gabrielle  qui se retira en maison de 

retraite.

      Elle mourut discrètement à plus de 104 ans,  

et s’envola rejoindre ses caniches bouclés  vers le 

paradis des ignorés. 

4 commentaires:

  1. Une histoire émouvante et amusante, tout à la fois. Je crois que nous avons tous connu un de ces personnages solitaires qui intrigue et amène du fantastique dans une vie d'enfant... J'aime bien tes histoires!

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    1. Merci Gine, il y en aura d'autres, promis. Bonne semaine

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  2. J'ai bien aimé cette histoire et surtout la façon dont elle est racontée ! Merci pour Pétronille et ses caniches !
    Bon lundi ! Bises

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  3. Pétronille a vécu longtemps. Belle histoire, triste et amusante à la fois.
    Bonne soirée.

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