In memoriam ... « l'Amour ne passera jamais »
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Elle s’appelait Claire, c’eût été plus crédible qu’elle
portât un prénom biblique bien typique,
appelons-la donc Judith. Elle était blonde,
diaphane, cheveux longs et lisses, yeux noisette, peau
laiteuse. Donnons lui une chevelure épaisse et noire,
frisée, quoique chez les Ashkénazes… ?
Sous son front, plaçons un regard noir et un peu
fourbe. C'est tellement plus conforme à son destin.
Son père était un fin lettré, libraire à Paris, rue Saint
Jacques, dans ce quartier universitaire où elle avait
grandi à l'ombre de la montagne Sainte Geneviève.
Non, son père aurait dû être banquier ou
diamantaire, politique, homme d'argent, de pouvoir,
et de profit. Elle passa une enfance heureuse et
gaie, sans aucun tracas familial, sans aucun
souci d’aucune sorte. Elle était enjouée et heureuse,
partageant son temps entre sa famille,ses amis,
les répétitions de théâtre, les déambulations dans
Paris sa ville qui n’en finissait jamais de l’éblouir et
l’étonner. Pierre, le frère aîné tant chéri, Michel,
dix-huit mois de moins qu’elle, et la petite
sœur, Sophie, toute d’activité, vif argent, rieuse et
chantante. Une famille exemplaire, qui s’appelait
Zylgenstein. Des oncles, des tantes , des cousins,
des amis, tout un petit monde soudé, qui n’avait rien
à voir avec la ou les religions, qui s’en moquait
comme d’une guigne, et vivait parisien, et heureux.
Ses études la menèrent en Sorbonne juste à côté de
chez elle.
le grec, en traduisit des poètes, fit un mémoire sur
Marcel Proust, (ce n’était guère encore de
mise) boucla parallèlement une licence d’histoire de
l’art, et se retrouva à 23 ans professeur à Paris
même.
Elle s’appelait Claire Zylgenstein.
C’était là son moindre défaut. Judith, au front bas,
au regard fourbe, avide d’argent, détestable,
étrangère, avec un nom pareil. Judith disparut
dans la fournaise.
Michel, Pierre, les parents adorés; seule revint le vif
argent Sophie, les deux jambes brisées, le front
enfoncé à coups de bottes, l’esprit hagard.
Elle débarqua à Paris, hôtel Lutétia, ironie du
destin, qui avait hébergé les locaux de la Gestapo.
Personne ne vint au devant de Sophie, qui fut
recueillie dans un foyer de la Croix Rouge.
Les oncles et tantes, les cousins n'apprirent pas son
retour .
Ou trop tard... Certains n’avaient eux-mêmes pas
effectué le retour.
Elle s’appelait Zylgenstein et n’avait pas le droit de
vivre.
Elle en mourut, six mois plus tard.
Maurice Ravel , Kaddish