LA PASSION DE CHARLES
Charles avait depuis toujours la passion des jardins. Il s'était juré qu'il ne finirait pas sa vie sans posséder un carré d'herbe avec un arbre.
Les années passaient, il vieillissait, coincé solitaire dans son petit appartement de banlieue dont il avait transformé les appuie fenêtres en jardin suspendu : des pots par dizaines, amoncelés sur les jardinières, risquaient à tout instant la chute, mais débordaient de fleurs et de verts multiples, du doux tendre bleuté au vif printanier ou sombre de fin d'été. Charles s'évertuait à composer au fil des saisons des thématiques colorées qui épataient les passants et que jalousaient les voisins de la tour. Il attendait que la nuit soit bien avancée pour arroser la multitude de plantes car, à plusieurs reprises, il s'était fait tancer par le concierge "On n'a pas idée de faire pleuvoir sur les gens !"
Il inventait d 'ingénieux systèmes avec des bouteilles plantées en terre par le goulot et qui diffusaient goutte à goutte le précieux liquide lors des journées caniculaires, il disposait des larves de coccinelles sur les jeunes pousses, les sachant friandes de pucerons, il se ruinait chaque samedi en trouvailles fleuries acquises sur le marché de Montreuil. Charles ne vivait que pour ses plantations, sans famille, sans besoin, maintenant sans travail et attendant quelque chose qui lui offrirait son carré d'herbe et son arbre.
Les années passaient, les années passèrent. Charles vieillissait. Charles vieillit.
Quand arrivaient le vent , les averses d'automne, que les fleurs se faisaient plus rares et moins exigeantes, il se consacrait à la lecture des Rustica des mois de soleil pendant lesquels il les avait négligés. Souvent il passait à la mairie toute proche pour voir si, à tout hasard, un de ces jardins ouvriers dont il guettait la libération par son locataire , ne pourrait lui être attribué. Jamais rien de ce côté. Le samedi, il n'allait plus au marché de Montreuil qui lui paraissait maintenant trop éloigné. Il se contentait de semis qu'il organisait dès novembre dans un recoin de sa cuisine et ,dès les premiers beaux jours, il les installait affectueusement dans des pots au premiers soleils du doux mois d'avril. Les plants lui rendaient ses attentions au centuple, éblouissant l'horizon de ses trois fenêtres : les solanums grimpaient sur les fils qu'il tendait en toile d'araignée aux quatre angles des fenêtres, s'entremêlaient de jasmins, de pois de senteur, capucines et volubilis, de clématites dont il prenait soin d'ombrer les pieds pour ne pas en atténuer la floraison
Chaque semaine il écoutait comme un écolier attentif les conseils du jardinier des ondes mais souvent , il prenait conscience d'en savoir davantage que lui.
Le vert filtrait la lumière qui pénétrait dans l'appartement et Charles se prenait à croire qu'il était sous son arbre, baignant dans la douceur pâle du vert d'un tilleul, d'un chêne ou d'un érable. Devant la multiplicité féérique des essences, il ne pouvait se décider au choix : quel arbre sera mon arbre? Il les chérissait tous et ne se sentait pas digne d'en choisir un pour délaisser tous les autres.
Quand Charles mourut, on trouva chez lui un petit carnet de croquis dans lequel il avait, d'une main malhabile, imaginé son carré d'herbe et son arbre. Ce projet se répétait à l'infini : ce n'est pas un mais des dizaines de carnets que trouvèrent les deux nièces venues vider l'appartement. Elles connaissaient à peine ce vieil oncle original qui ne communiquait plus depuis longtemps. Elles, elles avaient leurs vies en Limousin , enfants, petits enfants, bien loin d'ici, là bas où Charles était né avant guerre. Elles savaient seulement qu'il avait quitté sa province pour quelque obscur de gratte-papiers aux impôts à Paris et avait toujours vécu à Montreuil. Nulle attache par ici, elles décidèrent que le mieux serait de le faire incinérer .
Par un grand vent de printemps, sous un ciel transparent, lumineux, lavé par les pluies de la veille, les deux nièces dispersèrent les cendres de leur oncle près du colombarium :
Il y avait là un carré d'herbe fraîche que venaient ombrager un chêne noueux et un tilleul centenaire au doux vert grisé.